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Représentations de Monostatos sur la scène française

 

Bon à savoir : Pap Ndiaye et Constance Rivière ont remis en 2021 un rapport à l'Opéra de Paris sur la diversité à l'Opéra. L'article date de 2019 !

 

 

  Le 26 septembre 2019, j’allais pour la première fois à l’Opéra. La Flûte enchantée de Mozart, un classique, incontournable. Quelle ne fut pas ma surprise de voir débarquer sur scène un personnage Noir, Monostatos (interprété par le ténor Loïc Félix) un esclave de Sarastro épris de la princesse Pamina. Composé au XVIIIe siècle, cet opéra ne pouvait dépeindre le Maure sous l’égide de stéréotypes racistes de l’époque. Éconduit par Pamina, Monostatos est laid, lubrique, sanguinaire, et « son âme est aussi noire que son visage » [1]. Mais c’est la mise en scène controversée de Numa Sadul, fervent admirateur de Tintin[2], qui présente les esclaves de Sarastro en costumes coloniaux et dansant les claquettes, qui m’a le plus interrogée. Au-delà de la problématique de la mise en scène de propos racistes dans le spectacle vivant du XXIe siècle, c’est aussi la représentation des Noirs dans l’Opéra qui mérite d’être questionnée. Formée à l'Histoire de l’art et spécialisée dans ce domaine, je n’ai pu résister à la tentation de dresser un bilan historiographique de la littérature consacrée aux Afro- descendants dans l’Opéra. Mais avant d’aller plus loin, il convient de délimiter ce que le terme « Noir » recouvre.

 

 

 

    « Qualifier une personne de « Noire », « Blanche » ou « Métisse » peut sembler réducteur, stigmatisant et malmène la tradition du républicanisme et de l’universalisme français. Mais puisque le siècle de Mozart est marqué par des distinctions raciales, il serait périlleux d’éluder ces notions, toutefois il est indispensable de les expliciter. Dans le premier chapitre de La condition noire, Pap Ndiaye donne une définition du fait d’être Noir. « Parler des Noirs est donc référé à une catégorie imaginée, à des personnes dont l’apparence est d’être noires et non point à des personnes dont l’essence serait d’être noires. »[3] Il évoque ensuite la notion « d’identité choisie », qu’il définit comme « les multiples manières dont les personnes se définissent elles-mêmes », et celle « d’identité prescrite », qui serait « la manière dont les personnes sont vues par les autres ». Être Noir est donc le fait d’être socialement identifié comme tel. La catégorie « noir » est donc d’abord une hétéro-identification s’appuyant sur la perception de saillances phénoménales variables dans le temps et l’espace (pigmentation de la peau, apparence corporelle et vestimentaire, langue, accent, etc.). « S’il n’existe pas de « nature noire », il est possible d’observer une « condition noire », par laquelle on signale que des hommes et des femmes ont nolens volens, en partage d’être considérés comme noirs à un moment donné et dans une société donnée. C’est faire référence à des personnes qui ont été historiquement construites comme noires, par un lent processus de validation religieuse, scientifique, intellectuelle de la « race » noire. » Dans ce travail, le terme Noir est employé pour désigner le monde Noir diasporique.»[4] Cet extrait de mon mémoire de recherches tend à définir et justifier l’emploi du terme « Noir » en tant que catégorie socio-ethnique, dans cette étude qui se réclame des black studies à la française, telles que Pap Ndiaye les conçoit dans la Condition noire. Inspirées des black studies à l’américaine, il s’agit d’une étude des populations Noires en France. Ma démarche est la suivante : questionner l’état de la recherche. Quel est le discours universitaire autour du personnage de Monostatos en France ?

 

 

  Sans surprise, les résultats sont maigres : une thèse à l’Université d’Aix-Marseille, celle d’Alexandre Lhâ, Un exotisme à l'italienne. Représentations, usages politiques et réceptions de l'altérité non-européenne sur la scène de la Scala (1778-1946). Aussi exhaustif soit-il, ce travail s'attache la scène du Teatro alla Scala. Aucune trace de Monostatos.

 

 

  Élargissons notre approche ! En France qui sont les chercheurs des black studies ? D’après Pap Ndiaye, il existe une « invisibilité »[5] des Noirs de France dans la recherche universitaire. Il présente son travail comme un ouvrage précurseur des « Black studies à la française[6] .» Il cite toutefois l’Association pour la connaissance de l'Afrique Contemporaine, créée en 1989, ce Groupe de recherche international qui s’intéresse à la question coloniale et postcoloniale ainsi qu’à « l’histoire des immigrations des Suds ». Parmi leurs différents programmes, « les programmes Zoos Humains, Colonisation & post-colonialisme s’attachent à analyser les prolongements contemporains de la représentation coloniale et des enjeux liés à la situation coloniale. Les programmes Immigrations des Suds, Sports & Diversités, Mémoires Combattantes et Artistes de France portent sur les spécificités des immigrations coloniales et post-coloniales dans l’histoire générale des immigrations en retraçant l’histoire de leurs présences sur le territoire hexagonal. Ces programmes sont complétés par le programme Diasporas en France traitant de l’immigration des Afro-Antillais et des populations originaires de l’océan Indien sur le territoire, qui analyse également la place des populations maghrébines et orientales en France, et par le programme Sexe & Colonies qui s’intéresse à la domination des corps et à l’enjeu que constitue la sexualité dans les rapports de pouvoirs dans les Empires coloniaux d’Europe, du Japon et des États-Unis. »[7]« Le collectif d’historiens établit une histoire des images et des représentations. Le travail de ces chercheurs relève des études visuelles en ce que les œuvres sont perçues comme un ensemble d’images, et insiste sur l’idéologie qui imprègne les images étudiées. » [8]Malgré ses détracteurs, en France, l’ACHAC fait autorité non seulement dans les black studies, mais aussi dans les études postcoloniales. Toutefois, là encore, ni l’Opéra, ni Monostatos n’ont été traités. En 2011 La France Noire, sous la direction de l’historien Pascal Blanchard, président de l’ACHAC, établit l’histoire de la présence des Noirs en France du XVIIe siècle à nos jours. Cet ouvrage peut apporter un éclairage important sur la perception des Noirs à l’époque de la flûte enchantée en France.

 

   A ne point omettre, l’anthropologie des représentations du corps participe activement aux travaux des historiens. Les années 2000 s’emparent du thème de la représentation de l’altérité. Les travaux de Gilles Boëtsch et d’Éric Savarèse peuvent être utilisés en guise de référence. En 2000, Le corps dans tous ses états regards anthropologiques, dirigé par Gilles Boëtsch et Dominique Chévé est publié. En 2006 est publié l’ouvrage « Corps normalisé corps stigmatisé corps racialisé », sous la direction de Gilles Boëtsch, Christian Hervé et Jacques Rozenberg. Les représentations et perceptions des corps des hommes Noirs sont questionnées mais ne concernent toujours pas le monde de l’Opéra. Néanmoins, au regard de l’inexistence d’études spécifiques, ces travaux restent des clés de lecture importantes.

 

 Rapprochons-nous de l’univers de la culture. En 2011 Régis Dubois analyse la place des Noirs dans le Cinéma Français.[9] Cet ouvrage est certes, anachronique, mais sa date de publication en dit long sur la tendance dans l’historiographie. Dans le monde des arts visuels, « Noir : entre peinture et histoire, est un des premiers ouvrages de vulgarisation consacré à l’image du Noir dans l’art occidental écrit par des auteurs français. […] Du 26 mars au 21 juillet 2019, le musée d’Orsay a accueilli l’exposition « Le modèle Noir de Géricault à Matisse » qui tendait à rectifier le manque de l’histoire de l’art. Le cadre chronologique de l’exposition du musée d’Orsay s’étend de Géricault à Matisse. Il s’agit d’une continuité de la thèse de la chercheuse africaine américaine Denise Murrel « Posing Modernity the Black model from Manet to Matisse » autour de la figure de la servante noire, Laure dans l’Olympia de Manet qui a donné lieu à une exposition du 24 octobre 2018 au 10 février 2019 à la Miriam and Ira D. Wallach Art Gallery de New York. »[10] Les origines de cette fameuse exposition ne sont pas négligeables. Le modèle Noir provient de la recherche étasunienne.

 

 

 Outre-Atlantique, depuis une vingtaine d’années, des chaires de Black studies existent dans de nombreuses universités. Dès 1993, le chercheur britannique Paul Gilroy, auteur de l’Atlantique Noir, interprète l’Atlantique comme un espace de construction des « expressions musicales et littéraires des Noirs de l’époque de l’esclavage à aujourd’hui. »[11]. Cette publication reste centrée sur les Noirs britanniques et Africains Américains, mais demeure un travail incontournable pour tout musicologue qui se tannerait d’étudier les black studies.

 

 

 En 1999, Bernth Lindfors s’interroge sur la présence des Africains sur les scènes de spectacle étasuniennes. Il publie Africans on stage: studies in ethnological show business. [12] Professeur de littérature anglaise et africaine à l'Université du Texas à Austin, il est le fondateur de la revue Research in African Literature et a écrit et édité plusieurs livres sur les arts verbaux africains. Toutefois, ce dernier concerne les spectacles ethnographiques du XIXe siècle, ni l’Opéra, ni Monostatos ne sont mentionnés.

 

 

 Le travail de Naomi André, directrice adjointe de l’Université du Michigan, professeure au sein du programme Humanités, au département d’études Africaines Américaines, Africaines et d’études de genre, mérite d’être mentionné. Blackness in Opera, en 2012 explore la construction, du genre des identités raciales dans l’opéra du XIX au milieu du XXe siècle. Cette étude ne concerne donc pas l’opéra du XVIIIe siècle, et ne mentionne pas le personnage de Monostatos. Toutefois, en 2018, un ouvrage plus complet de la même autrice parait, Black Opera: History, Power, Engagement. Il traite de la mise en scène des problématiques raciales et historiques dans l’opéra contemporain aux États-Unis d’Amérique et en Afrique du Sud.

 

 

 L’on peut également citer le site internet « Black centra Europe », [13]qui tend à rectifier l’invisibilisation des Noirs dans l’Histoire de l’Europe centrale. Chronologique, il traite du rapport aux Noirs en Europe centrale du XIe siècle à nos jours. Le personnage est enfin mentionné dans la rubrique culture de la partie qui couvre la période allant de 1750 à 1850. Kira Thurman, professeure assistante de langue et culture allemande à l’Université du Michigan, est l’autrice de ce bref article qui questionne la perception de ce personnage. Pour commenter davantage la réception de Monostatos au XXIe siècle, elle propose en complément un article issu de la rubrique culturelle du périodique The Gardian[14], Whitewashed or just plane colorless, Directors acknowledge that Mozart's Magic Flute is sexist, says Tim Ashley. Why can't they admit that it's racist too? [15], daté du 9 juillet 2008. Il s’agit d’un plaidoyer pour la reconnaissance du caractère raciste de cet opéra. Toujours dans la presse américaine, Race and blackface in opera : the long version [16]paru dans le Washington post le 16 octobre 2015, questionne directement les chanteurs noirs sur ces problématiques.

 

  Enfin, pour ce qui est de l’histoire des représentations picturales, permettez-moi de citer à nouveau les résultats de ma recherche[17]. « Un travail majeur sur la représentation des Noirs dans l’art a été entamé par les éditions de l’Université de Harvard et l’Institut Du Bois. Un ensemble de dix volumes[18] questionne la représentation des Noirs dans l’art des pharaons à nos jours. La démarche remonte aux années 1960, lorsque la philanthrope française Dominique de Ménil commence à réunir des œuvres d’art occidentales représentant des Noirs. Les ouvrages sont réédités cinquante ans plus tard sous la direction de David Bindman, professeur émérite en histoire de l’art à l’Université de Londres, et chercheur au centre Huskins de l’Université de Harvard pour la Chaire d’études Africaines et Africaines Américaines. Le volume cinq de l’Image du Noir dans l’art occidental, date de 2014 et n’a pas été traduit en français. » Principalement intéressé par l’antisémitisme, Sander Gilman traite aussi des questions relatives aux stéréotypes qui s'appliquent aux hommes Noirs dans L’autre et le moi stéréotypes occidentaux de la race, de la sexualité et de la maladie.

 

 

   En définitive, que dire de l’état de la recherche en France sur le thème spécifique de Monostatos ? Nous l’avons démontré, pas grand-chose. Black studies et Opéra ne font pas bon ménage ! Avis aux chercheurs, amis musicologues c’est une route, c’est une avenue, que dis-je ? Un boulevard !

 

 

 

 

 


Bibliographie

 

André, Bryan, Saylor 2012 : Naomi André, Karen M. Bryan, Eric Saylor (éd.), Blackness in opera, Urbana, Etats-Unis d’Amérique, 2012.

 

 

Ingraham, So, Moodley 2016 : Mary I. Ingraham, Joseph K. So, Roy Moodley (éd.), Opera in a multicultural world: coloniality, culture, performance, New York, NY, Etats-Unis d’Amérique, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, 2016.

 

Lhâa et alii 2013 : Alexandre Lhâa, Martine Lapied, Jacques Guilhaumou, Martine Lapied, Jean-Claude Yon, Jann Pasler, Carlotta Sorba, Maryline Crivello, Jean-Claude Yon, Jann Pasler, Cultures Ecole Doctorale Espaces, sciences humaines et sociales Université d’Aix Marseille. Pôle Humanités, espaces Temps, Un exotisme à l’italienne. Représentations, usages politiques et réceptions de l’altérité non-européenne sur la scène de la Scala (1778-1946), 2 vol., France, 2013.

 

Lindfors 1999 : Bernth Lindfors (éd.), Africans on stage: studies in ethnological show business, Bloomington, Etats-Unis d’Amérique, Afrique du Sud, 1999.

 

Sadoul, Blot-Labarrère 2009 : Numa Sadoul, Christiane Blot-Labarrère, Archétypes et concordances dans la bande dessinée: approche comparée de six oeuvres visant à y dégager des similitudes, des constantes thématiques et un parallélisme de personnages, France, 2009.

 

Sadoul, Hergé, Rodwell 2004 : Numa Sadoul, Hergé, Fanny Rodwell, Tintin et moi: entretiens avec Hergé, Tournai, Belgique, 2004.

 

 

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