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Wangechi Mutu, l'artiste qui recolle les femmes : palympseste et afrofuturisme

L'artiste plasticienne Wangechi Mutu est née au Kenya en 1972. Originaire de Nairobi, elle achève sa formation en anthropologie au Pays de Galles. Elle vit et travaille Brooklyn.

 

Les femmes sont les protagonistes de ses collages et aquarelles. Leurs corps sont déconstruits, le règne animal, végétal, l'humain et la machine s'entrelace dans des environnements colorés. L'artiste donne naissance à des créatures transhumaines, des cyborgs tels que Donna Haraway les conçoit "Avec elles, Mutu invente une mythologie pour le temps présent, un Olympe post-colonial, écologiste et féministe. L’œuvre de Mutu a pour sujet principal le corps de la femme noire, objet de désir, de violence et lieu de projection des archétypes raciaux. Mais à travers lui, elle s’adresse à l’humanité." « Ma conviction personnelle, c’est que tous les humains savent en leur for intérieur que nos ancêtres étaient des Africains noirs », estime t-elle.

 

 

 

Variations sur le sexe féminin

 

 

 

Dans les deux collages ci-dessus, le sexe féminin est placé au centre du visage des deux personnages, entre leurs trois yeux. La femme est comme "dévisagée" mais conserve une identité ethnique. Celle-ci est signifiée par sa carnation et ses cheveux crépus.  Toutefois, les schémas médicaux de vulves et appareils reproducteurs féminins semblent être empruntés à des femmes occidentales. Ainsi, Wangechi Mutu dresse deux portraits de femmes aux identités à bien des égards hybrides.

 

La présence d'un spéculum sur le crâne de ces deux femmes à la peau Noire au regards impassibles est lourd de sens. L'artiste joue avec l’ambiguïté de cet instrument médical qui, sensé améliorer la santé reproductive des femmes, est employé comme un objet de violences gynécologiques. En effet, si les femmes occidentales dénoncent aujourd'hui l'usage abusif de cet objet, son histoire fait aussi l'objet de controverses. Inventé par le Docteur James Marion Sims, le spéculum aurait été testé sans anesthésie sur des femmes esclaves Africaines Américaines.

 

Les bouches de ces visages protéiformes souscrivent aux codes de l'érotisme. Pulpeuses, rouges et luisantes, elles sont sans doute issues de magazines de charme ou de l'imagerie populaire. La première bouche dévoile une langue lascive alors que la seconde s’apprête à embrasser. Cette savante juxtaposition d'éléments érotiques avec une imagerie scientifique et médicale génère une dissonance qui dans un premier temps met à mal, et questionne. Quel message l'artiste souhaite t-elle transmettre en accolant spéculum, sexe féminin, traits négroïdes, et bouches érotisées ?

 

Le vocable du corps pathogène est utilisé dans les titres des œuvres. Son usage fait écho aux travaux d'Elsa Dorlin dans la matrice de la race. La médecine coloniale transforme le corps de l'Autre et de la femme en corps pathogène. Il est scruté par le regard positiviste de l'homme Occidental, soucieux de classifier le vivant de l'inscrire dans une Pensée téléologique de l'Histoire. Mais Mutu renverse ce regard. Les yeux sont décuplés sur les visages, comme pour exhorter à une pluralité des points de vue. Le premier visage en contient trois, tous alignés dans l'axe de ce sexe ouvert par le spéculum. Les trois yeux figurés ne posent pas le regard sur le spectateur. A l'inverse, le visage de "Cevical hyperthrophy" fixe le spectateur de ses trois yeux. Là ou le premier visage offre au spectateur une impunité du regard, le second le fixe, impassible. Et le regard de cette femme Indigène devient le siège de son pouvoir. Dans la tradition bouddhiste, le troisième œil représente la connaissance de soi, l'introspection. En Inde, les divinités ou les saints sont représentés avec un point ou une marque sur le front afin de signifier à la fois leur caractère divin et leur omniscience. Par ce choix, Wangechi Mutu fait passer la femme au sexe ouvert (qui jusqu'à lors était l'objet du regard masculin) au statut de déesse omnisciente, impassible.

 

© Wangechi Mutu, Eve, 2011
© Wangechi Mutu, Eve, 2011

Eve ou la boîte de pandore : Le mythe du déclin humain personnifié par une femme. Des grecs à la tradition judéo-chrétienne, la femme est désignée comme responsable de la perte de l’Éden, de l'origine du Mal sur terre.

 

Ici, Eve et le Malin (symbolisé par le serpent vert) dialoguent devant un rideau en dentelle blanche et fleurie ( un drapé désir ?).  Le serpent dissimule (pour mieux suggérer) le postérieur du personnage féminin, penché la main sur ses jambes nues.  Un objet ou une créature velue semble passer derrière le reptile et montre ce qu'il s'évertue à cacher.

 

Wangechi Mutu propose une réflexion autour de la transparence, topos de l'Histoire de l'Art ( qui fit couler l'encre d'Aby Warburg et de Didi Huberman) qui suggère et créée une atmosphère érotique. Dans cette même mouvance, le serpent vert enroulé sur lui-même perché sur les jambes nues rapprochées par une main aux ongles vernis, suggère l'ouverture explicite des jambes du personnage féminin. Sans jamais le figurer explicitement, c'est le sexe féminin qui est représenté en creux de ce collage.

 

 

 

 

Méduse, Judith et Holopherne

 

 

© Wangechi Mutu, The Bride Who Married a Camel’s Head, 2009, Mixed media on Mylar, 106,7 x 76,2 cm
© Wangechi Mutu, The Bride Who Married a Camel’s Head, 2009, Mixed media on Mylar, 106,7 x 76,2 cm

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour sa part, la "mariée" qui épousa la tête de chameau semble avoir décapité ou arraché la mâchoire de son époux. Elle l'empoigne comme un trophée alors qu'elle est accroupie au sol.

Judith décapitant Holopherne Le Caravage  Date: c.1598 - 1599 Style: Baroque, Ténébrisme Genre: peinture religieuse Media: oil, canvas Lieu: Galerie nationale d'art ancien Rome Dimensions: 195 x 145 cm
Judith décapitant Holopherne Le Caravage Date: c.1598 - 1599 Style: Baroque, Ténébrisme Genre: peinture religieuse Media: oil, canvas Lieu: Galerie nationale d'art ancien Rome Dimensions: 195 x 145 cm

 

 

 

 

 

 

Cette scène n'est pas sans rappeler l'iconographie de Judith et Holopherne. Cet épisode de l'Ancien Testament ( livre de Judith) relate une décapitation. Il constitue un topos artistique. L'empereur Nabuchodonosor II a envoyé son général Holopherne assiéger la ville Juive de Béthulie qui barre un passage dans les montagnes de Judée. Une belle et jeune veuve, Judith décide d'user de ses charmes pour sauver la cité. Accompagnée de sa servante, elle pénètre dans le camp d'Holopherne et parvient à l'enivrer. Aidée de sa servante, elle le décapite et revient à Béthulie avec la tête du général. Quand les soldats découvrent au matin leur chef décapité, ils fuient horrifiés et les Juifs vainquent aisément les derniers téméraires.

 

Sur la peinture du Caravage,  Judith n'a pas encore terminé de couper cette tête, le sang gicle encore, l'instant est comme figé et intemporel. Wangechi Mutu dépeint l'après. Judith brandissant triomphante la tête de son ennemi, dont le sang gicle de plus belle. Judith est seule impassible et triomphante.

Le Caravage  (Michelangelo Merisi dit)(1571-1610)                                  Tête de Méduse v.1598 - 1599, huile sur toile marouflée sur un bouclier en bois

Mais la chevelure de Judith ondule de courbes on ne peut plus serpentines... Une référence à peine masquée au mythe de Méduse...

 

Elle est l’une des filles de Céto, divinité marine. Avant d'être maudite, elle n'était que douceur charme et beauté. Cette dernière était légendaire et rehaussée par la splendeur de ses cheveux. Méduse était une prêtresse d’Athéna. Elle fut violée par Poséidon dans le temple de la Déesse de la Guerre. Or Athéna comptait parmi les déesses qui ont prêté le serment de la virginité éternelle. Pétrifiée par l'agression, Méduse détourna les yeux de Poséidon. Pour la punir,  il la transforma en Gorgone. Ses qualités se transforment en défauts. Sa grande douceur libéra une terrible colère, sa beauté révéla la monstruosité. L’attirance qu’elle suscitait et qui appelait à obtenir ardemment un simple regard sur elle engendra la répulsion et la crainte terrible de croiser ses yeux.

 

Là ou les cheveux serpentins étaient le symbole de la malédiction de Méduse après son viol, sur ce collage, ils deviennent sa force. Des fleurs ont germé sur son crâne. Les serpents deviennent fertiles, ils semblent s'étendre et grandir à l'infini sur le crâne d'une protagoniste active, prenant le pouvoir sur son "mari" réduit à une mâchoire.

 

Wangechi Mutu réécrit alors l'histoire de Méduse. Dans la légende, elle meurt décapitée par Persée. Le parallèle avec la célèbre représentation de la tête de Méduse du Caravage, dont le sang gicle au même titre que la tête de chameau est alors toute indiquée.

Guernica, oil on canvas by Pablo Picasso, 1937; in the Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid. 3.49 × 7.77 m. © Fine Art Images/age fotostock
Guernica, oil on canvas by Pablo Picasso, 1937; in the Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid. 3.49 × 7.77 m. © Fine Art Images/age fotostock

 

 

La tête du chameau n'est pas sans rappeler celle du cheval de Gernica de Picasso. Les femmes hurlent, pleurent et regardent la scène de catastrophe impuissantes dans le tableau du peintre espagnol. Celle de Wangechi Mutu prend le contrepied des attitudes décrites ci-dessus. Elle est impassible là où l'on l'attendrait hystérique. Là ou le mariage implique un acte de possession totale du mari sur son épouse, notamment lors de la nuit de noce,  c'est la mariée qui, empoigne la mâchoire coupée de son époux.

 

 

 

Sélection bibliographique

 

 

Donna Haraway « Manifeste Cyborg », éditions 1984, traduit en 2002 par Nathalie Magnan

 

Elsa Dorlin « La Matrice de la race généalogie sexuelle et coloniale de la Nation Française », éditions la découverte 2006

 

Georges Didi-Huberman, Essai sur le drapé-désir, Gallimard, « Art et artistes », Paris Gallimard, 2015

 

Ballard, Thea, « Deep Explorer : Wangechi Mutu Dives into Aquatic Mythology », Modern Painters, vol. 26, n° 9, p. 56-61, octobre 2014

 

Bélisle, Josée. Wangechi Mutu [exposition, Musée d'art contemporain de Montréal, Montréal, du 2 février au 22 avril 2012], 2012.

 

Cash, Stephanie, « Wangechi Mutu : Terrible Beauty », Art in America, p. 120-129, mai 2010

 

Weck, Pierre de ; Friedhelm, Hütte ; Enwezor, Okwui... [et al.]. Wangechi Mutu : artist of the year 2010 ; my dirty little heaven ; [anlässlich der Ausstellung im Deutsche Guggenheim, Berlin, « Wangechi Mutu. My Dirty Little Heaven », 30. April bis 13. Juni 2010]. Ostfildern : Hatje Cantz, 2010. (Deutsche Bank art works).

 

Brielmaier, Isolde, « Wangechi Mutu : Re-Imagining the World », Parkett, n° 74, p. 6-9, septembre 2005, 4 p.

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Commentaires: 105
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